À ce moment précis, elle s’est mise à voir sa vie à la troisième personne. Comme projetée hors d’elle-même, vue en plongée sur sa personne, elle se voit sur scène, comme si elle était tout à coup spectatrice, habillée en pingouin, le visage blanc de maquillage, ses yeux pâles n’offrant aucun contraste au milieu de cette surface dépourvue d’émotion. Elle attend immobile, son instrument à la main, de jouer son prochain effet sonore pour accompagner l’action de la pièce de laquelle elle fait partie. Ses pensées lui donnent le vertige : « Comment en suis-je arrivée là? ». Elle rêvait autrefois d’être musicienne. Transportée par l’union qu’elle formait avec son instrument, l’état d’esprit dans lequel jouer la mettait compensait largement les efforts qui lui étaient requis pour accorder parfaitement les sons aux émotions exprimées. Cette fusion entre son esprit, son corps et son instrument était parfois si parfait qu’elle s’apercevait seulement une fois ses yeux ouvert que le morceau était terminé, comme si les notes s’étaient enchaînées d’elles-mêmes et s’étaient emparé de son archet. Sa volonté était toute tournée vers la musique. S’était de cette sensation qu’elle souhaitait gagner sa vie. Que s’était-il passé?
Au sortir du conservatoire, les occasions de jouer professionnellement n’étaient pas fréquentes et il fallait bien qu’elle prenne son mal en patience, le temps d’être un peu plus connue dans son milieu et qu’on fasse appel à ses talents de plus en plus souvent. Elle occupait un emploi à temps partiel dans une librairie qui, à défaut de la nourrir intellectuellement, la nourrissait au sens premier. Quelques années avaient passé ainsi avant qu’elle ne fasse la rencontre de son premier amoureux digne de ce qualificatif. C’était lui qui l’avait introduit à la troupe de théâtre pour enfants dont il faisait partie. Elle fut d’abord invitée à concevoir et réaliser, bénévolement, les effets sonores des pièces jouées. On lui offrit ensuite, pour pouvoir la rémunérer, de participer de temps en temps au spectacle en étant sur scène, sans jouer de rôle, pour faire partie du décor en quelque sorte. C’est ainsi qu’elle fut de plus en plus impliquée dans la conception et l’écriture des pièces. Entre temps, sa relation avec son copain se dégrada puis cessa. Il choisit de quitter la troupe. Son rapport avec la musique était différent mais cela lui permettait de l’explorer différemment. C’était en attendant se disait-elle. Puis avec le temps, le catalogue de spectacles de la troupe s’est agrandi puis s’est stabilisé si bien que la troupe n’avait plus à se renouveller autant. Les représentations étaient devenues suffisamment régulières pour pouvoir quitter son autre emploi. La troupe partait désormais régulièrement en tournées ce qui renouvellait le plaisir de se produire.
Pendant longtemps, la réaction des enfants était précieuse et payait à elle seule une large part des efforts de création et des sacrifices. Mais depuis quelque temps, cet aspect n’était plus aussi compensateur. D’autant qu’elle avait atteint l’âge qui correspond au dernier sprint pour en avoir, des enfants, elle qui ne connaissait que des amours sans lendemain depuis des années. Le salaire précaire, les représentations d’après-midi à toutes les fins de semaine ainsi que les tournées dans les écoles du pays étaient certes des inconvénients qu’elles connaissaient depuis les débuts, mais désormais, elle était plus sensible à l’indifférence de la plupart des parents et le mépris qu’elle sentait parfois chez ses interlocuteurs lorsqu’elle parlait de son travail. Ils n’étaient pourtant pas rares ceux qui, après les représentations, venait remercier la troupe pour le spectacle et leur dévouement à créer pour un jeune public, mais ça ne suffisait plus à compenser.
Aujourd’hui, dans son costume de pingouin, immobile à attendre de jouer ses quelques notes entre deux répliques, elle sent peser sur elle tout le ridicule de la tournure qu’à pris sa vie. Elle souhaiterait tout d’un coup disparaître et cesser d’exister. Elle se sent sur le point de pleurer. Son rôle n’étant que sonore, elle imagine quitter la scène, muette, vers les coulisses, laissant derrière elle ses collègues improviser le reste du spectacle pour éviter de l’interrompre, et avoir le temps de quitter l’édifice pour disparaître et ne plus jamais donner signe de vie. Mais sa mémoire motrice, tel un réflexe, remonte son instrument au bon moment, ses doigts et son archet prennent place et comme prévu, les sons ponctuent bientôt l’action de la scène. Pendant quelques instants, elle retrouve l’émotion de jouer en symbiose avec son instrument, comme il y a longtemps.
Elle terminera le spectacle, comme d’habitude, mais les futures représentations ne seront plus jamais pareilles.